La résurrection des morts – Luc 20,27-38 – 2ème Livre des Martyrs d’Israël, 7
Par le Père François Marxer
Nous allons laisser les Sadducéens, forts de leur bon droit et de leur destin assuré, à la sottise de leur démonstration qui voudrait établir l’incohérence et l’extravagance de celui ou de celle qui croirait en la résurrection des morts : et c’est vrai qu’on n’en trouve pas trace dans la Torah, ces cinq premiers livres de la Bible qui font référence absolument ; c’est vrai aussi que, pour des esprits conservateurs, âpres défenseurs d’un statu quo social et des avantages que celui-ci leur procure, l’idée d’une résurrection des morts, autant dire la perspective d’une deuxième manche, celle-là irréversible et définitive, a de quoi inquiéter celui qui défend farouchement l’immobilité qu’il dit être la stabilité des choses et de la société.
Donc démonstration par l’absurde, avec cette histoire stupide et improbable : cette femme-là qui, de par la loi dite du lévirat, se voit épouser successivement sept frères qui meurent l’un après l’autre sans laisser de descendance. D’ainsi tourner les choses en ridicule, nos Sadducéens en oublient ce qui était le but de cette disposition législative : c’était d’abord piété envers le défunt auquel on donnait le moyen d’avoir quand même une descendance, des fils surtout, qui maintiendraient et perpétueraient son nom et sa mémoire : on le voit bien, une manœuvre, un subterfuge pour narguer la mort et sa capacité d’effacer les vivants dans le néant. Et puis aussi, deuxième objectif, permettre à la veuve de jouir d’un niveau de vie correct au lieu d’être abandonnée à une probable misère, voire à la mendicité.
La réponse de Jésus est cinglante, presque un coup de sabre dans ces arguties stupides. C’est vrai, notre Dieu « n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants » ; et pour l’affirmer, pas besoin d’aller argumenter dans les prophètes ou parmi les sages : lisez donc la Torah elle-même, puisqu’il n’y a que ce texte-là qui compte pour vous, et voyez Moïse et les patriarches que vous n’allez pas quand même néantiser comme ça, de par votre fantaisie et votre bon vouloir. Bref, vous n’avez rien compris dans votre sottise qui se croit si maline ! Et quand je vous dis que celles et ceux qui « ont part au monde à venir et à la résurrection d’entre les morts, ne peuvent plus mourir et qu’ils sont semblables aux anges, puisqu’ils sont enfants de Dieu et enfants de la résurrection », allons, faites un petit effort de comprenotte, ça veut dire qu’ils sont soustraits à la mort et qu’ils n’ont nul besoin de ce subterfuge, de ce palliatif que serait une descendance pour tromper la mort et la disparition. Il ne leur sera pas nécessaire de se prolonger par cette stratégie que les humains ont inventée, puisqu’ils seront dans le Royaume, puisqu’ils vont naître en Dieu dans le Royaume…
Paul, celui que j’aurai choisi pour être mon apôtre, mon envoyé – oh ! vous apprendrez à le connaître, même s’il n’est pas de votre bord ; lui, c’est un pharisien, tout à fait à l’opposé de vos idées si étroites, si saugrenues – eh bien ! Paul dira plus carrément encore, mais c’est tout à fait dans l’ordre de ce que je vous dis maintenant, Paul l’affirmera à ses gens de Corinthe : « Il n’y a plus l’homme et la femme, vous n’êtes tous qu’un en Christ, puisque vous avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. » Ça ne signifie pas une abolition des sexes, de la différence sexuelle ; Dieu, le Créateur, a créé notre humanité dans cette différence des hommes et des femmes, des femmes et des hommes, qui est la base de l’altérité qui nous constitue chacune, chacun, dans notre humanité singulière. Votre Créateur ne va donc pas renier son œuvre, mais ce qui est abrogé dans l’unique baptême qui vous donne cette dignité insurpassable d’être enfant de Dieu, c’est ce clivage qui dévalorise les femmes vouées au mépris et au silence discret et surestime les mâles à qui reviendraient, parce qu’ils ont la force si souvent brutale entre leurs mains, le pouvoir et l’autorité. De ce clivage-là, il ne sera plus question parmi mes disciples, non pas pour faire place à une indifférenciation ; chacune, chacun est bien lui-même nullement interchangeable, il y a un génie du féminin comme il y a un génie du masculin, inconfusibles l’un à l’autre.
Et vous allez en avoir l’illustration, la preuve éclatante avec cette femme dont nous parle le Livre des Martyrs d’Israël. Oui, je sais, à vos yeux, ce texte compte pour du beurre, mais écoutez quand même un peu le témoignage bouleversant de cette femme, bouleversant et tragique ; allons, faites un petit effort pour ne pas être trop bêtes, et vous allez vous rendre compte de l’intelligence profonde, mais aussi modeste, sans éclat, et au fond si juste, de cette mère qui vit un drame effroyable…
Elle a sept fils : sept fois la bénédiction du Dieu des vivants, du Dieu d’Israël, lui aura été donnée, avec quelle amplitude, quelle générosité, et elle va les perdre l’un après l’autre qui vont périr de façon exemplaire, car la persécution frappe la communauté des croyants, et ces jeunes gens ne vont pas plier, car la jeunesse est fière, sans peur pour être sans reproches. La persécution déclenchée par Antiochus IV Épiphane, un souverain abominable, qui entreprend l’exculturation de la foi juive et de ses pratiques, pour inculturer ce peuple rebelle à sa culture à lui, qui est grec : uniformiser les pensées, les codes, les comportements, triomphe espéré d’une pensée unique, projet totalitaire d’araser toutes les singularités dont chacun se réclame pour s’affirmer comme personne inaliénable, libre pour tout dire. C’est le retour de la tour de Babel, la violence d’État atteint son paroxysme.
Sept fils, sept jeunes gens qui entendent bien rester libres dans la fidélité à l’identité qui est la leur et qu’ils ont reçue de la tradition et des usages de leurs pères, des générations qui les précèdent et dont ils ont hérité. Ils ne cèderont pas, ils ne plieront pas, rien n’y fera, ni l’horreur et la cruauté des supplices infligés, ni les menaces, ni les promesses enjôleuses pour les séduire. L’un d’eux, vous l’avez entendu, intrépide, va de lui-même au-devant du supplice. Un autre, quelque peu bravache, défie le tyran, lui prédit une destinée finale épouvantable et le maudit en agonisant. Six sont donc tombés, reste le plus jeune, le cadet, on pense bien qu’il doit être l’enfant chéri de sa mère, elle a tenu bon devant la mort atroce des six premiers, et même plus : elle les exhorte à rester fermes et intraitables, en leur disant : « Je suis incapable de dire comment vous vous êtes formés dans mes entrailles. Ce n’est pas moi qui vous ai donné l’esprit et la vie, qui ai organisé les éléments dont chacun de vous est composé. C’est le Créateur du monde qui façonne l’enfant à l’origine, qui préside à l’origine de toute chose. Et c’est lui qui, dans sa miséricorde, vous rendra l’esprit et la vie. »
Cette femme se sait donc dépositaire et témoin d’un secret, ses entrailles sont le sanctuaire de ce secret, dont l’intelligence est le privilège de toutes les femmes, d’être ainsi co-créatrices avec le Créateur. Et puis vient le dernier : va-t-elle fléchir en pensant à ses vieux jours ? Elle lui parle dans la langue des pères que le roi ne comprend pas – ô ruse de femme !- la langue traditionnelle, l’hébreu, qui est absolument langue maternelle : « Aie pitié de moi, mon fils, je t’ai porté neuf mois dans mon sein, je t’ai allaité pendant trois ans, et je t’ai élevé et pris soin de toi jusqu’à cet âge qui est le tien. Sache que Dieu a fait le ciel et la terre à partir de rien, et la race des hommes de la même manière. Ne crains pas, montre-toi digne de tes frères, afin que je te retrouve avec eux au jour de la miséricorde. »
Implacable, ce dernier fils se moquera du tyran qui, exaspéré, s’acharnera à le faire périr plus cruellement encore. Puis la mère mourra la dernière…
Intelligence de cette femme, cette mère, détentrice du secret vécu par toutes les mères, et du coup, formidable théologienne, plus audacieuse que le poète qui écrivit le récit de la création du monde dans le premier chapitre de la Genèse : elle va plus loin, Dieu, dit-elle, a créé le monde « à partir de rien » , ex nihilo. Mais surtout son endurance, car indéfectible est son espérance du grand jour de la Miséricorde. Endurance : ses fils endurent la mort, elle endure de les voir périr, elle endure ce qu’ils endurent. Endurance : une autre femme, plus tard, elle est plus jeune, et elle n’a qu’un fils, et elle le voit mourir supplicié, et elle est là, devant lui, elle ne s’effondre pas :
Stabat mater dolorosa,
Juxta crucem lacrymosa,
Dum pendebat Filius.
Endurance des femmes, toujours qui croient et qui espèrent.
Rueil-Malmaison, 10 novembre 2019
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