Le Règne de Dieu s’est approché de vous – Luc 10, 1-20
Par le Père François Marxer
Je vous disais dimanche dernier qu’avec son chapitre 9, l’évangile de Luc amorçait un tournant décisif : en effet, Jésus quittait sa terre natale de Galilée et, le visage déterminé, prenait la route de Jérusalem, la Ville sainte, pour le Grand Affrontement avec les pouvoirs. Décisif, certes oui, car, en quelque sorte, on changeait de régime. D’ailleurs trois candidats potentiels avaient montré leur imprudence à se présenter, ou bien leur inaptitude ; mais les deux fils de Zébédée ne pouvaient guère se prévaloir d’être meilleurs, finalement.
Si nous prenions l’image d’une centrale productrice d’énergie pour comprendre ce qu’est l’Évangile (mais entendons bien, une énergie à la fois humaine et divine, une énergie surnaturelle), en abordant ce chapitre 10 à présent, nous voilà au cœur du réacteur, qui, lui, ne connaît ni défaut ni défaillance (d’autant plus, nous le savons, il n’y a qu’un EPR qui fonctionne bien, j’entends l’Ensemble Paroissial de Rueil), et il n’est pas guetté par une quelconque obsolescence. Et cette fois, la diffusion de l’énergie divine atteint son plein régime, c’est imminent: « Le règne de Dieu s’est approché de vous », et Jésus le répète : « Le Règne de Dieu s’est approché de vous », alors qu’auparavant, dès son entrée en lice à la synagogue de Nazareth, au chapitre 4 et encore dimanche dernier, il n’était question que de l’annonce du Règne de Dieu, de la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu : préparez-vous, ça allait venir. À présent, c’est là, à votre porte.
Et c’est l’explosion du Règne de Dieu à laquelle on va assister, soudaine, dévastatrice, heureusement dévastatrice du règne de Satan. Les ingénieurs à la manœuvre – les 72 disciples – s’en sont réjouis : «Même les démons nous sont soumis en ton nom ». On n’en revient pas, même si ce n’est pas nouveau : on l’avait déjà vu avec toi, Jésus, mais toi, tu es le patron, alors que nous, on est des subordonnés, de simples employés, et pourtant ça marche ! Et cette débandade de l’empire du Mal est confirmée par Jésus lui-même : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair ». Il faudrait relire ici le livre de René Girard qui porte exactement ce titre-là, ‘’Je voyais Satan tomber comme l’éclair’’. Un effondrement irrémédiable, bien sûr il va y avoir encore quelque soubresaut de la bestiole, ça peut faire peur, voyez l’Apocalypse, de quoi provoquer émoi et effroi ; mais le mieux est encore de suivre l’aphorisme de Pierre Dac et de prendre « le parti d’en rire ». C’était d’ailleurs la recommandation de sainte Thérèse elle-même.
Cette explosion du Règne de Dieu est confirmée par la jubilation qui s’empare de Jésus qui exulte – c’est suffisamment rare pour devoir le noter -, qui exulte sous l’action de l’Esprit Saint : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance ». Et il se tourne vers nous, ses disciples, pour nous confier : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez. Car beaucoup de rois et de prophètes ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu ». (1)
Mais maintenant, regardons de plus près les acteurs engagés, et ce ne sont pas de simples figurants : ces 72, ils ont été désignés par Jésus lui-même. Ainsi l’autoproclamation des candidats de dimanche dernier, des bons gars pourtant, sérieux, bien sous tous les rapports, eh bien ! ça ne marche pas , et ils vont pouvoir aller pointer de nouveau à l‘ANPE, entendez l’Agence Nationale de la Pastorale Evangélique.
Ce sont 72 « autres », nous aura précisé saint Luc : autres que les trois ratages que nous connaissons ; et puis aussi, autres que les Douze, lesquels avaient eu une feuille de route pour la Terre sainte, le pays d’Israël essentiellement : alors que 72, le chiffre laisse deviner une amplitude universelle : 72 en effet, c’était le nombre des nations de la terre telles qu’on les avait comptabilisées à l’époque.
Malgré tout, les objectifs de prospection et d’action qui leur sont assignés ressemblent fortement à ce qui avait été assigné aux Douze dans leur première mission. À un détail près, et d’importance : aux Douze, Jésus avait remis « pouvoir et puissance », et donc les Douze agissaient en fonction de cette capacité déléguée. Mais ici, avec ces 72, rien de tel : Jésus ne leur prescrit rien d’autre qu’un style de vie, il leur prescrit un guide de conduite. et c’est comme cela que sera donnée réponse adéquate à l’évidence essentielle : la moisson est abondante – cette évidence-là, sachez-le, Mgr Rougé, notre évêque, y tient mordicus et nous la rappelle à l’envi ; mais voilà, nous avons des réflexes de D.R.H. plus ou moins paniqués : vous vous dites, trois nouveaux prêtres cette année dans le diocèse, ça ne fait pas bézef ! c’est quand même mieux que rien, mais ça ne compensera quand même pas les décès et les vieux qui partiront en retraite… vaillamment mais sûrement. Arrêtez d’avoir ce regard de statisticien ! Vous pourrez dire, bien sûr, allez, améliorons les structures de gouvernance, déléguons les pouvoirs qui toujours viennent d’en haut : subsidiarité, répète inlassablement le pape François, c’est vrai, ça ne fera pas de mal, mais, entre nous soit dit, un peu plus de sainteté chez les baptisés, un peu plus de liberté spirituelle, rayonnante tant qu’à faire, ça ne gâterait rien, au contraire !
Car, si je lis bien l’évangile, le seul style de vie détaillé par Jésus suffirait à opérer un tel chamboulement. Disons : presque partout, car il faut se le dire, dans les villes du bord du lac, Bethsaïde, Corazine, Capharnaüm, des villes opulentes, arrogantes, sûres d’elles-mêmes, ça ne marche pas. On leur laissera la poussière de nos sandales, on ne leur aura rien pris ni subtilisé. On ne tentera pas une transposition à la géographie de notre époque, ça pourrait être désobligeant !
Je ne voudrais pas rêver, mais il me semble qu’il y a 2000 ans, c’était plus simple, l’annonce du Règne de Dieu, parce qu’on n’avait pas la hantise des chiffres et de la comptabilité. Alors qu’aujourd’hui, on a beaucoup compliqué les choses. Pas facile, n’est-ce pas, d’oser dire à celui qui se confie à toi « le Règne de Dieu s’approche de toi » ? On ne le dira pas comme ça, bien sûr, mais autrement : « Je t’écoute, je vois que tu es dans la panade, est-ce que tu veux bien que je prie pour toi ? » Et si c’est oui, eh bien ! le Règne de Dieu a marqué un point !
Le Règne de Dieu, c’est très simple : c’est la vieille dame qui refait le tour de sa vie, non pas pour penser que ce n’était pas si mal après tout, mais pour dire que c’était bien grand tout ça, même bien beau finalement, que ça valait le coup, et qu’elle n’a pas eu peur de la mort, que c’est là, ma foi, une belle conclusion pour aller voir après, quelle aventure ! retrouver ceux qui m’ont toujours aimée… et les autres !
C’est le regard du nouveau-né qui écoute attentivement les mots qu’il ne comprend pas, mais qui comprend que lui est important, qu’on s’intéresse à lui, et qui nous fait savoir par son regard planté dans nos yeux, les devoirs que nous avons à prendre de responsabilité et de joie à lui donner.
C’est le kleenex que l’hôtesse ou l’employée au guichet tend à ce monsieur très digne qui craque et s’effondre sous le coup de l’émotion, en larmes, alors qu’il sait très bien que la décence voudrait qu’il ne pleurât point.
C’est aussi ces vrais sourires, pas sur papier glacé, professionnels, mais des sources de lumière qui vont d’être à être, qui diffusent « la joie de cette vie », comme dit Henri Thomas. Les vieilles personnes savent ces sourires-là, et aussi les jeunes mères et les douces accouchées : ces sourires-là ont valeur d’extases qui nous ouvrent sur un autre monde.
Voyez-vous, le Règne de Dieu, c’est communion, simplement, avant tout, mais ce n’est surtout pas de la Com’ : foin des mécaniques publicitaires, du démarchage, des VRP de la vérité en boite ! On vous invite, on entre, on se met à table, on parle de tout, de vous bien sûr, des poisses qui vous tombent dessus, des petits bonheurs, de moi aussi, puisque ça vous fait plaisir, du monde comme il est et comme il devrait être (pour ne pas trop désespérer quand même !), pas trop de religion(car vous allez nous ressortir le Figaro Magazine), de l’avenir qui vient, car il y en a un, eh ! ne l’oubliez quand même pas ! On est bien, on devise à la bonne franquette : conversation (dans ‘’ conversation ‘’, il y a ‘’ conversion’’). Tiens, pour un peu on ferait la vaisselle, mais hélas ! le lave-vaisselle a tué ce rare moment d’intensité évangélique.
Le Règne de Dieu s’est approché : Jésus ne le redira plus. Plus loin, plus tard, on lui demandera, un peu exaspéré : alors, ce Règne, c’est où ? c’est quand ? Il répond : « Le Règne de Dieu n’est ni ici ni là, le Règne de Dieu est entre vous ! » Dont acte.
Rueil-Malmaison, 7 juillet 2019
Sainte Thérèse et prieuré des Oblates de l’Eucharistie
14ème dimanche du temps ordinaire (année C)
(1) Note du copiste : lire quelques versets plus loin que le passage prévu par la liturgie de ce dimanche