Le scribe m’as-tu-vu et la veuve pauvre – Marc 12,38-44
Par le Père François Marxer
« Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu », avait dit Jésus dimanche dernier à ce scribe au jugement si judicieux. Et personne n’osait plus l’interroger, avait conclu l’évangéliste Marc. Et, de fait, nous voici entrés dans le temps de l’imminence. Bientôt, les prophéties vont être proférées, annonçant l’apocalypse de la destruction de la nation et le saccage du Temple, du lieu de sainteté. Et la sentence que Jésus prononce prend d’autant plus de vigueur : « Ils seront d’autant plus sévèrement jugés ».
Jésus, pour le moment, parle à tous – cette foule qui s’agglutine dans le Temple. Le Temple qui fait la fierté de chacun et que tous admirent, ses disciples comme tant d’autres, pour la somptuosité de son architecture : c’est un peu comme une revanche que l’on prend sur les malheurs de l’histoire qui ont accablé notre nation. Mais, au fond, tout cela n’est que décor et apparence. Apparence qui n’échappe pas au regard de Jésus. Pas plus que ne lui échappe la réalité presque secrète, en tout cas infiniment discrète, du Royaume qui vient et qui est là.
Assurément, Jésus est toujours ce qu’il a été, à la maison comme sur les chemins : il voit et il dit ce qu’il voit. Et il livre aujourd’hui à notre conscience et à notre jugement deux figures qui vont être désormais nos compagnes de route, et cela, à jamais…
D’abord, les scribes, qui sont les champions hors catégories, insurpassables dans le culte des apparences – en cela tous différents de celui d’entre eux que nous écoutions dimanche dernier. Les apparences, l’apparaître, c’est cela qui leur est essentiel et qui sert à leur reconnaissance : « se promener en vêtements d’apparat, affectionner les salutations sur les places publiques, et les sièges et les places d’honneur dans les synagogues et les dîners mondains ». Avec eux, ce n’est pas la lutte des classes qui fait rage, mais la lutte des places. Et que n’avons-nous connu dans notre Église, des clercs, chacun assuré de son importance, ceinturé de violet et laissant admirer sur leur noire soutane une cascade de boutons de la même couleur comme une rangée de fraises des bois ! Le cléricalisme commence par là, sans pouvoir toujours se préserver du ridicule.
Ce culte de l’apparaître : afficher l’intégralité de la religion minutieusement exécutée : « pour l’apparence, ils font de longues prières ». Mais derrière ce semblant qui camoufle l’être véritable qui est le leur, derrière ce masque avantageux, il y a le réel pas tout à fait sordide, mais peu ragoûtant tout de même et qu’il ne serait pas bienséant de laisser voir ; ce sont des prédateurs qui se livrent sans vergogne au pillage des plus faibles, « ils dévorent les biens des veuves » peu aptes à se pouvoir défendre et peut-être enclines à faire confiance respectueusement à ces individus corrompus, gangrenés par la convoitise, la cupidité. Les apparences, c’est la piété ; la substance, c’est l’argent. L’être et le paraître : le cléricalisme, c’est cela.
Et puis, il y aura, en contre-champ, cette veuve dont on ne saura pas le nom, cette veuve démunie de tout et sans guère de soutien, que personne n’aura remarquée et dont le geste aura passé inaperçu. Sauf qu’elle n’a pas échappé au regard de Jésus. Et cela d’autant plus qu’elle concentre tout l’Évangile dans sa personne et dans son geste.
Rappelez-vous les consignes de Jésus avant qu’il n’envoie les Douze en mission deux par deux ; la feuille de route était claire : « Ne prenez rien pour la route, seulement un bâton, pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans vos ceintures. Des sandales, je vous l’accorde, mais pas de tunique de rechange. Vous voyagerez dans la vie, légers et pauvres, en vous en remettant à l’hospitalité des hommes ».
Et cette femme, cette veuve, qui se défait du presque rien, du peu – du si peu – qu’elle avait pour subsister. Dépouillement radical à la mesure de la confiance qu’elle fait silencieusement à son Dieu, puisque c’est à Lui qu’elle remet « tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle a pour vivre ».
Ce dépouillement radical que les Douze ont été invités à vivre avant que Pierre ne reconnaisse en Jésus le Christ de Dieu – ce serait au chapitre 8 -, c’est, pourrait-on dire, l’Évangile tout cru avant la confession de foi…..
….. Et justement, après cette confession de foi de Simon-Pierre, quels sont les mots de Jésus pour dire l’Évangile ? Appelant la foule avec ses disciples, il leur dit : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, veut être mon disciple, qu’il renonce à lui-même et qu’il me suive, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».
Renoncer à soi-même, supporter les épreuves d’une vie sans réconfort, n’est-ce pas cela à quoi consent cette veuve qui s’efface silencieusement, qui disparaît littéralement dans la société des hommes ? Tout l’évangile après la confession de la foi, un contre-modèle en regard des arrogances de nos scribes m’as-tu-vu ! Cette veuve, sans prononcer la moindre parole, en prenant, avec quelle audace, le risque de la pure confiance, donne pleine figure à la totalité de l’Évangile : témoignage ultime, indépassable, à la vérité de l’Évangile !
Alors, me demanderez-vous, comment faire, comment nous y prendre pour être à notre tour à hauteur d’évangile ? Regardons de près ce que dit Jésus : il décrit ce qu’il a sous ses yeux clairvoyants : les riches qui mettent de grosses sommes ; la veuve qui dépose deux médiocres piécettes. Il voit, mais son regard est aussi celui du discernement : d’un côté, le superflu dont les riches ont le bénéfice pour n’avoir guère de difficultés à paraître ostensiblement fort généreux – et on dira de nos jours : retour sur image, c’est tout bénéfice absolument – ; et de l’autre côté, l’indigence aux confins de la misère où on risque de sombrer à tout moment.
Soyons francs : notre superflu, nous en avons conscience et nous ne le connaissons que trop, même que, parfois, il devient encombrant. En revanche, parler d’indigence, loyalement pouvons-nous nous en réclamer, même si on tarabuste le gouvernement à propos du pouvoir d’achat, même si pour l’un ou l’une ou l’autre parmi nous, boucler les fins de mois est de temps à autre périlleux ?
Alors, traduisons ou transposons : le superflu d’un côté, l’essentiel de l’autre. Le superflu, n’y revenons pas. Mais l’essentiel : eh ! qu’est-ce qui nous est essentiel ? Oh ! rassure-toi, Jésus ne va pas regarder au-dessus de ton épaule, quand tu signes un chèque en faveur du Secours Catholique, comme ça va t’être demandé d’ici deux dimanches ; pas plus qu’il ne te présente le panier de quête en trouvant que, tout de même, t’es un peu radin. Non, Jésus regarde l’essentiel, c’est-à-dire ce que tu as reçu depuis ta naissance et comment tu l’as remis en jeu pour d’autres que toi. Tu as reçu la vie, tu as reçu d’être vivant, et cette richesse-là, il ne faut pas la gâcher.
En 1980, rappelle-toi, un citoyen tunisien nommé Bouazizi s’est immolé par le feu ; était-il un chahid, un martyr, comme le dirait sa conviction islamique ? Je ne sais, en tout cas il a fait bouger les nations arabes. Plus près de nous, un colonel de gendarmerie, Arnaud Beltrame, a pris volontairement la place d’une otage, volontairement et sans arme. Il en est mort. Mort volontaire également, mais qui n’a pas le même sens : le chahid de l’islam ne lutte que pour se sauver lui-même, et même, de surcroit, en exterminant d’autres qui seront victimes collatérales de son suicide supposé glorieux.
Arnaud Beltrame était un chrétien – il avait d’ailleurs préparé et reçu ici même, à Rueil, le sacrement de confirmation, le sacrement de la force de l’Esprit. Il offrait son sang, sa vie, pour sauver une autre vie, une personne qui, quelles que soient sa foi et ses convictions, appartenait à la même humanité que lui. Je me dis que, ce jourd’hui, un siècle après le grand massacre, ce sont de semblables motifs de sauver les autres qui auront poussé la plupart de « ceux de 14 » à tenir quatre ans dans les tranchées. Le Christ ne perd pas une miette de notre vie et de notre mort : ce presque rien de notre vie, ce pas grand-chose de notre mort (tout cela qui sera vite oublié par l’Histoire, quand c’est donné) sauvent plus sûrement l’humanité des hommes que les coffres des banques et les trésors des rois.,
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse, 11 novembre 2018
32ème dimanche du temps ordinaire( année B)