Jésus : la porte et le pasteur – Jean 10, 1-10
Par le Père François Marxer
« Celui qui entre par la porte, c’est le pasteur, le berger des brebis.
Le portier lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix… »
Et un peu après, il récidive : « Amen, amen, je vous le dis : Moi, je suis la porte des brebis ».
Ces propos de Jésus ne sont pas tombés là comme par hasard, comme aérolithe venu du ciel lointain, comme étoile filante traversant l’espace infini. Remettons ces mots de Jésus en situation : et nous reviendrons pour cela à un évangile que nous avons lu et médité au cours de notre carême, cet épisode presque rocambolesque de la guérison d’un aveugle de naissance que Jésus soigne puis envoie au bassin de Siloé ; et à la faveur de ces péripéties, ces aller et retour, on a pu constater la franchise et l’humour, la drôlerie même de cet infirme tout épaté de découvrir la lumière du jour…, et puis aussi, la couardise des parents qui se défilent pour ne surtout pas s’engager…, et enfin l’obstination des pharisiens, droits dans les bottes de leurs principes et de leur point de vue qui ne regarde que la règle du droit, la réglementation. Indispensable pour administrer le prévisible, mais l’imprévisible, le hors-cadre, surtout avec ce rabbi autoproclamé venu du Nord, la Galilée, les Ch’tis en quelque sorte, tout ça est exclu, suspecté, même si on l’a sous les yeux.
Rendre la vue, la vérité du monde à un aveugle de naissance, ah ! bien sûr, c’est un événement et c’est à la une du Jérusalem Post d’avant-hier. Ça, on ne peut pas le nier mais c’est incompatible avec les normes. Et voilà qu’à butter ainsi sur du réel qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ne maîtrisent pas, voilà qu’un étrange retournement se produit : l’aveugle voit le vrai – comme à Emmaüs, dimanche dernier, au terme de ce parcours où ils ont traversé le désespoir, surmonté la maladie de la mort, « leurs yeux s’ouvrirent… » et ils le reconnurent – et ceux qui se prétendent clairvoyants sont frappés de cécité. Alors Jésus peut conclure clairement : « Je suis venu en ce monde pour un jugement : que ceux qui ne voient pas puissent voir et que ceux qui voient deviennent aveugles. »
Il venait de dire cela, et tout près de lui, très attentifs, des pharisiens l’écoutaient, des pharisiens qui n’étaient pas de mauvais bougres, mais plutôt des sympathisants : alors, ils réagissent, un peu offusqués : « C’est vrai pour nous aussi ? » – Réplique de Jésus, et qui ne leur facilite pas la tâche : « Si vous étiez aveugles,, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : ‘Nous voyons !’, votre péché demeure » (1). Comprenne qui pourra : être aveugle, ce n’est pas une fatalité puisque le Messie vient nous éclairer. Le mal, c’est de croire qu’on voit alors qu’on ne voit pas le Messie qui vient vers nous, oh ! discrètement, furtivement ; obnubilés que nous sommes par le catalogue gravé des codes et des prescriptions, par la prétention scientifique des normes et des comportements valides et admissibles, on ne le verra pas…
Mais il faut faire confiance à son oreille : oui, il vient, il s’approche, le gravier crisse sur le sentier de l’âme, les brindilles du sous-bois craquent sous ses pas, et pourtant vous ne voyez rien. Eh bien, on vous dira : vous ne voyez rien ? C’est le brouillard dans la vallée, la pénombre du crépuscule, allez, écoutez donc voir !…
Et c’est justement ce qu’il fait : il parle, mais, semble-t-il, de tout autre chose – oh ! il nous avait prévenus : le vent, tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va, il va, il vient, il tourne et retourne, imprévisible…
« Je vous le dis : celui qui entre dans la cour des brebis sans passer par la porte, mais qui escalade le mur, celui-là est un bandit et un escroc, un pillard ». Comprenne qui pourra !… Qu’est-ce que ça vient faire, ce qu’il nous raconte là ? On pourrait comprendre : ceux qui ne passent pas par la porte assignée au Messie, mais qui escaladent la clôture à côté pour promouvoir une vérité de leur cru, ceux-là, ce sont des cambrioleurs de la vérité. Eh oui ! vous n’avez que la Loi à la bouche, que le règlement qui vous verrouille le cœur. Le portier n’ouvre la porte qu’au Messie, lui seul pourra pénétrer sans violence dans la cour où sont confinées les brebis.
Les brebis sont toutes tassées dans le noir, un peu comme les spectres dans la caverne de Platon, qui ressemble d’ailleurs à un tombeau plutôt qu’à une bergerie. Alors, quand la porte s’ouvre, c’est un éblouissement, on ne voit pas le visage du berger à contre-jour, on distinguera ses traits plus tard, quand on se sera fait à la lumière. Pour le moment, il nous appelle, et c’est le ton de sa voix que l’on perçoit, et ce ton est inimitable. Sa manière de nous appeler, c’est la même que le portier : oui, même inflexion, même douceur ; décidément, ces deux-là, le portier et le pasteur, ils se connaissent vraiment bien, ou même, tiens, ils sont de la même famille, ce sont de bien proches parents. Et c’est donc à ce ton-là que le Messie se fait reconnaître.
Ce ton, cette tonalité de la voix du Messie, ça ne trompe pas. Il ne claironne pas à la cantonade, comme un tribun populiste qui agite les foules, ou comme un prophète – qu’il soit vrai ou faux, peu importe !- qui vitupère et fait du recrutement. Il appelle, lui, chacun un par un, pas en bloc, pas en masse ; c’est du cousu main, de la broderie, le travail du Messie, pas de statistiques, ni de pourcentages, ni de parts de marché. (Et c’est vrai que le marché des religions bat son plein, et les chalands y vont d’un stand à l’autre, une cohue séreuse et grave, eh ! il faut pas rater son achat de « bien-vivre » et de « bien-vivre-ensemble » !)
Il nous fait sortir – on appelle cela en grec « ek-stasis » (ἔκ-στασις), c’est proprement une extase : sortir de soi, sortir du confinement d’âme, de la prostration d’angoisse, du découragement qui vous abat et vous stérilise : ek-sister, exister : c’est vivre, quoi !
Quand on est tous dehors, il se met devant, il ouvre le chemin, le bon chemin pour que chacun n’aille pas s’égarer, il ne nous surveille pas comme s’il allait tout le temps tancer les retardataires, histoire de ramener à la discipline les esprits folâtres qui ont repéré pas loin du talus quelque touffe d’herbe plus appétissante. Il ouvre la marche du temps, alors ne vous étonnez pas si, le soir, au bivouac, il constate que l’une ou l’autre de ses brebis s’est égarée. Alors, entre chien et loup, il part à sa recherche.
Cette voix-là, la sienne, on va la suivre, puisqu’elle parle si bien à l’intime du cœur, elle encourage tellement notre intelligence dans ses audaces. Mais, Seigneur, on vous trouve quand même un peu (trop) optimiste quand vous dites : « Jamais elles ne suivront un étranger » ; vous oubliez que les beaux discours, si peu amis du cœur humain, ont cependant tant de séduction, tant d’attrait, que beaucoup n’y résistent guère…
Jésus a donc employé cette image pour s’expliquer à ces pharisiens pas trop mal disposés, mais ils n’ont pas compris. Ça n’a rien d’étonnant, car bien plus qu’une image à déchiffrer, c’est une énigme qu’il leur a proposée. Une énigme : oui, c‘est plutôt comme cela qu’il faut saisir le mot de l’évangéliste, et une énigme, il s’agit de la décrypter. Et je dois au moins comprendre : vous avez beau être favorables, accueillants à l’évangile, si vous avez le regard et l’oreille encombrés de doctrines, fanatisés de règlements, votre âme sera murée comme une tombe et vous ne vous en sortirez plus.
Alors Jésus va reprendre comme si de rien n’était. Il ne s’exaspère pas, mais il va mettre les points sur les i. C’est lui la porte des brebis, c’est même le passage obligé, unique. Tous ceux qui sont venus avant moi, ce ne sont que des pillards qui ne pensent qu’à arrondir leur magot. En clair, les autorités qui me précèdent ne valent rien. Il dira même un peu plus tard, et c’est plus radical encore : il y a Abraham, et avant lui, il y a moi. Quant à ceux qui prétendront me succéder, prophètes d’un jour, messies de rencontre, n’en parlons pas, ça ne vaut pas mieux. D’ailleurs, les brebis ne les ont pas écoutés : les institutions qui prétendaient commercialiser des révélations inédites se sont cassé le nez, et à la longue, les brebis ne s’y sont pas trompées… Les institutions font ce qu’elles peuvent, mais elles ne peuvent changer les personnes : seul le Messie peut les transformer.
Si quelqu’un entre en passant par moi, moi qui suis la porte, il sera sauvé, il aura trouvé le chemin de la vie, le chemin des vivants. Et tu poursuis : il pourra entrer. Tu venais de nous dire juste avant que le berger (ou le portier, on ne savait pas trop au juste) appelle chaque brebis par son nom (pas par un chiffre, pas par un matricule), son nom qui lui est propre – pas de confusion possible ! – et il les fait sortir. Maintenant tu nous dis (parce que, décidément, on a un peu de mal à comprendre ce qui est pourtant bien simple) : celui qui passe par la porte, pourra entrer, il pourra sortir et trouver un pâturage.
Les deux, l’un et l’autre : entrer et sortir, aller et venir, entrer et sortir par le Messie. C’est un peu déconcertant : on pensait avoir affaire à un parcours de longue haleine, tout en ligne droite, avec le but et la récompense tout là-bas, au loin. Ou bien on voyait, comme notre petite Thérèse, que la vie était comme un mât de Cocagne ; on faisait plus d’une glissade, mais finalement on arrivait quand même là-haut, non sans peine (2).
Mais non, c’était plus simple : aller et venir de ci de là, trouver un pâturage, découvrir, musarder presque, tendre l’oreille par ci par là. De toute manière, tu n’es jamais bien loin, il suffit que je me détourne de ce que je fais ou de ce qui me passionne, et tu es là, je n’ai pas besoin d’être en grande dévotion, je devine ta présence si discrète dans la pâleur ou la grisaille de mes jours ordinaires.
Je sais que ta tendresse sera toujours au rendez-vous, tu ne m’abandonneras pas à la corruption de l’âme ni au dévoiement de l’esprit, mais tu me fais toujours éprouver et goûter la liberté d’aller et de venir.
Aller et venir, entrer et sortir grâce au Messie. On a l’air de ne pas savoir ce qu’on veut. C’est déconcertant pour soi et pour les autres ; on a bien envie de te dire : mais enfin, qu’est-ce que tu veux ? Décide-toi enfin !
La vie, vivre, ce n’est pas faire carrière, ce n’est pas décrocher la récompense. Je veux naître d’en haut. En bas, je sais ce que c’est : le marché, les honneurs et les avantages, mais aussi, souvent, la poisse et les tuiles et l’ennui. En haut, c’est la beauté de la vie. On ne renie rien de ce qui est en bas mais on le relève d’un cran. Nouvelle naissance, naître de l’eau et de l’Esprit, de l’eau et du souffle. Et le souffle, tu ne sais ni d’où il vient ni où il va, il s’engouffre et musarde en riant : il ferme le volet qu’on avait oublié d’accrocher, et il ouvre celui que l’on avait bien fermé, histoire de contrarier l’âme bourgeoise et qui veut que tout soit bien en ordre.
Aller et venir sans dommage, avec la pleine confiance de ne pas périr dans le caniveau ni de se dessécher dans un lointain désert… cette vraie liberté que tu me donnes, c’est pour cela que je t’écoute et que je t’aime !
(1) lire, un peu plus haut que notre extrait, chap. 9, 40-41 (note du copiste)
(2) Carnet jaune, 8 juillet.
Rueil-Malmaison, 3 mai 2020
4ème dimanche de Pâques
Aux catéchumènes