Présentation de Jésus au Temple : ce que pensait Marie – Luc 2,22-40
par le Père François Marxer
Marie pensait dans son cœur et c’était cela sa prière. C’était cela sa prière : « Que sera donc cet enfant, qu’elle avait mis au monde, qu’elle avait remis au monde, qu’elle lui avait donné, voilà déjà quarante jours ? » À présent, car ainsi le prescrivait la loi de Moïse – et c’était le Seigneur qui parlait à travers les lèvres et la main de Moïse -, à présent, il s’agissait de le donner, de le présenter à Dieu, à Dieu dont il venait mystérieusement. Pour elle, c’était le moment de se détacher plus encore de ce fils rayonnant de sa jeunesse ; se détacher, se dépouiller presque ; au fond, une naissance, quelque grande, débordante soit la joie de la femme d’avoir donné au monde un petit d’homme, une naissance, c’est un sacrifice, un arrachement sans doute… : pendant neuf mois elle avait pensé : Dieu, si petit en moi, hors de moi si grand ; c’était là toute sa prière d’admiration, une admiration étonnée qu’elle avait voulu faire partager à sa vieille cousine Élisabeth, et les mots lui étaient venus tout seuls : « Magnificat anima mea Dominum, et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo ». Ces mots-là ne l’avaient pas quittée, ils peuplaient joyeusement sa mémoire, mais c’était avant ; maintenant, quelle allait donc être la prière de son cœur, maintenant qu’allait se consommer – déjà, oh ! que c’est tôt !… – la grande séparation ? Le sanctuaire de son âme, bien sûr, frémirait toujours de louange et d’eucharistie, mais n’allait-il pas être traversé, divisé peut-être et, à côté de l’exultation toujours là, il y aurait, qui sait ? une part d’ombre, une part d’inquiétude, d’incompréhension peut-être ; avec Dieu, il faut s’attendre à tout…
Ils avançaient tant bien que mal dans la cohue, vers le prêtre qui officiait à l’autel ; son Joseph était juste derrière avec, en main, le cadeau des pauvres… Oui, des pauvres, mais le cœur y était gonflé de reconnaissance émerveillée ; ce n’était pas comme les riches fastueux et démonstratifs qui arrivaient en grand équipage avec leur bétail bêlant et claironnant leur générosité libérale. Mais après tout, eux, des pauvres, leur cadeau n’était pas moindre : ne disait-on pas, elle l’avait entendu, que la colombe, c’était l’oiseau qui accompagnerait le Messie d’inlassable fidélité ?
Elle avançait, portant l’enfant dans ses bras, en ayant soin qu’on ne les bouscule pas. La foule est brutale bien souvent, par inadvertance, sans le vouloir, mais il arrivait aussi que la fièvre s’emparât d’elle, et alors elle devenait hargneuse, violente… Et encore, Marie ne devinait pas que, dans trente ans, dans cette même ville sainte, la foule convoquée par les grands-prêtres sur les réseaux sociaux – allez, tous à la préfecture, venez, il va y avoir du spectacle, il va y avoir du sang…- que, dans trente ans, ils allaient tous venir, et chacun dévoilerait son cœur sans le savoir. Marie, pour le moment, ne savait pas encore…
Elle avançait, l’enfant dans ses bras. Quarante jours, il a un peu grandi, mais pourtant, qu’est-ce qu’il est lourd déjà ! C’était comme si elle avait le poids du monde, de la terre, dans ses bras : si petit… et pourtant déjà si grand, et si lourd, que d’efforts elle devait faire pour ne pas s’arrêter, souffler un peu, demander à Joseph de le prendre un instant – un homme, c’est fort, du moins le dit-on…. – mais non, c’était elle qui l’avait mis au monde, qui l’avait donné au monde, c’était à elle de le donner à son Dieu…
Quand tout soudain – elle ne s’y attendait pas, mais c’est comme s’il avait deviné les pensées de son âme – un vieux, un vieux qu’elle ne connaissait pas – plus tard elle apprendra qu’il s’appelle Syméon, ce qui veut dire : Dieu m’a écouté – un vieux a pris le relais, il a saisi l’enfant, son petit, son fils. Oh ! elle n’a pas protesté, elle l’a laissé faire, il y avait tant de douceur dans son regard, et aussi cette lassitude de l’espérance qui n’en continue pas moins d’espérer, qui malgré tout, malgré le temps qui s’écoule, et qui s’épuise, ne renonce pas…..
…..Et puis, il était juste devant ce voile du Temple qui protégeait la sainteté de Dieu du regard des indiscrets et des arrogants et des cupides qui convoitaient l’or et l’argent et les gemmes précieuses. C’était elle, Marie, qui avait brodé ce voile de fils d’or et avait ouvragé ce brocard de passementeries d’argent, pour y représenter l’œuvre de la Création achevée au septième jour, et Dieu avait trouvé que tout son œuvre était « très bon ». Elle avait été choisie avec d’autres – il fallait qu’elles fussent vierges et d’âme droite et très pure – pour cet œuvre qui chantait la gloire du Créateur, et dans l’ombre et le silence de l’atelier, il y avait quelques maîtres-haute-lissiers, venus s’instruire depuis les siècles futurs, elle avait retenu le nom de l’un d’entre eux, Jean Lurçat, et puis il y avait aussi un moine, un bénédictin, venu de France s’instruire lui aussi, qui s’appelait Dom Robert.
Le vieux monsieur avait pris l’enfant sans brutalité, mais soudainement : elle ne s’y attendait pas, ce n’était pas prévu, ce n’était pas dans le rituel qu’on leur avait dit à l’entrée du Temple (c’était d’ailleurs la même chose que leur avait dite la secrétaire qui les avait accueillis à la paroisse où ils étaient allés pour l’inscription du petit). Mais le rituel, la Loi, c’était Moïse, et Moïse était loin, alors que – Marie le ressentait – le Seigneur était de plus en plus proche dans ce geste où elle allait lui donner son fils et où lui allait le recevoir, comme elle-même et Joseph aussi l’avaient reçu.
Elle a pensé tout d’un coup, que ce fils, elle et Joseph allaient l’élever ; au fur et à mesure des jours et des années, il allait grandir en taille et en sagesse, elle l’espérait… Il leur ressemblerait, c’est sûr, à elle surtout, même si c’est Joseph qui lui apprendrait son métier et à se conduire dans le monde des hommes qui sont rudes bien souvent. Oui, il ressemblerait à elle, Marie, mais elle devinait que monterait aussi en lui, en cet enfant, puis ce jeune homme, puis cet homme fait et bien bâti, une autre Ressemblance, la Ressemblance de ce Seigneur qui serait tout pour lui, un autre Visage que le mien, qui ne lui fera pas concurrence, au contraire, qui portera, en s’y mêlant, le mien à sa perfection – mais ce sera aussi sans doute – Marie le pressentait obscurément -, ce sera aussi un Visage terrible qui consumera et réduira en cendres les voilures et les mensonges des cœurs dissimulés . Je comprends, se disait Marie, que mon fils est venu apporter, est venu jeter le feu sur la terre…
Et Marie demanda dans le profond silence de son âme : cette part de toi, Seigneur, qui va grandir en lui, oh ! qu’elle grandisse aussi en moi, lentement, au rythme du temps humain et provincial ; que le feu qui va s’emparer de lui, s’empare aussi de moi, comme un glaive rougi dans un brasier. Je ne demande pas d’être épargnée : d’ailleurs, c’est ce que le vieux monsieur, soudain saisi d’esprit divin, à présent lui prophétisait, sans ménagement – c’est ainsi, les vieux sont véridiques, ils n’ont plus le temps ni de raison de mentir – : « Ton âme sera traversée d’un glaive » (comment avait-il deviné ?). Dévoilement, révélation des pensées qui viennent dans mon cœur, comme plus tard, celles qui viendront au cœur d’un grand nombre. Seigneur, pendant ces quelques années qui viennent et où tu nous le confies, pendant ce temps précieux où Joseph nous protège encore, fais-nous grandir tous trois ensemble. Et puis, je le sais, viendra le temps où tu lui parleras à lui seul et nous n’entendrons plus, il se détachera de moi comme un fruit venu à maturité. Rassure-moi quand je devrai le laisser partir, quand il voudra retrouver tout seul le chemin et la porte du Temple et de la grande offrande.
Et ils redescendirent dans leur ville de Nazareth pour y mener la vie de tout le monde, la vie de tous les jours…
Rueil-Malmaison, 1er et 2 février 2020
Saint-Pierre / Saint-Paul et Notre-Dame de la Compassion
Fête de la Présentation du Seigneur au Temple