Jésus échappe à ses parents qui le retrouvent parmi les Docteurs du Temple – Luc 2,41-52
Par le Père François Marxer
Quand il eut douze ans. Douze ans. Mais c’est aussi, rappelez-vous, l’âge de la fille de Zaïre, et elle aussi s’était échappée, elle avait fait faux bond, mais elle avait pris les grands moyens en prenant le large dans une léthargie mortelle qui avait laissé son père tout décontenancé ! Sa mère, on ne sait pas, en tout cas, elle était restée en silence. Raison de cette fuite en avant ? peut-être bien la tendresse excessive, étouffante, d’un père qui vous infantilise, alors on veut respirer, que son désir commence à prendre son propre chemin…
Même escapade de Jésus, et d’un Jésus indomptable et insolent comme jamais. Le père, disons, inexistant, la mère qui prend les devants, mais qui en reste pour ses frais : qu’a-t-il donc bien voulu nous dire, notre petit ? Elle n’a pas la réponse, mais l’inquiétude reste, « elle gardait tout cela dans son cœur »… Bref, c’est l’âge de l’adolescence, cet âge où, assez souvent, on ne sait pas très bien comment s’y prendre dans la vie…
Et Marie et Joseph ne font pas mieux que les autres parents devant cette échappée à la surveillance familiale et cette insolence inattendue. Or l’évangéliste a pris bien soin de nous signaler, juste avant cet épisode, et il le répétera tout à la fin, que l’enfant « grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes ». Ce n’est donc peut-être pas une incartade que cette brusque affirmation d’autonomie, c’est peut-être un effet tout à fait imprévu, inattendu, de cette préférence divine, de la grâce de Dieu ?
Faire bande à part : en effet, il joue la carte de la solitude, non pas en s’enfermant dans sa chambre… qu’il n’a d’ailleurs pas dans la maisonnée de Nazareth -, mais en se désolidarisant du joug que fait peser la communauté (vaste !) à laquelle il appartient, se défaire de cette docilité obligée qui vous fait retrouver, en redescendant au village, un destin tout tracé d’avance, tout organisé, du quotidien où chaque jour ressemble à s’y méprendre à celui d’hier et où demain ne changera guère d’aujourd’hui. Et le voilà, ce petit gars de douze ans, de son propre chef, au cœur de Jérusalem : aurait-il deviné que quelque chose de sa destinée allait se jouer ici ? Comment se fait-il que lui, qui devait vivre paisiblement entre les quatre murs du confort modeste de Nazareth, éprouve une familiarité si soudaine, inattendue, avec les murs solennels du Temple ?
Cela évidemment ne passe pas inaperçu. Ni surtout ce qu’il dit. Car il parle. Mais après tout, à douze ans, il est à l’âge de la bar-mitzva, il fait partie désormais des hommes que l’on peut solliciter pour le culte synagogal (il ne s’en privera pas plus tard, quand il reviendra au pays). Mais, de là à avoir la parole, là maintenant ! Un peu jeunot, quand même ! N’empêche, ses questions surprennent, ses avis intriguent, il a de la ressource, ce petit gars ! On en vient à deviner que, sous ses traits encore enfantins, quelque chose bouillonne, qui va bien au-delà de l’impératif, de l’évidence d’une croissance normale à cet âge-là. C’est un ado singulier, ma foi ! Quelque chose germine qu’une éducation, aussi réussie soit-elle, ne pourrait contenir, et brider encore moins. Et ce quelque chose ne peut se satisfaire des frontières d’un univers provincial (d’ailleurs, il l’aura dit : nul n’est prophète dans son propre pays, alors…!!!)
Ce jeune Galiléen, à tout bien prendre, respire déjà l’universalité de l’universel, et ce sera là sa véritable patrie. Habiter Nazareth ne suffit pas, Jérusalem sera plus adéquat. Habiter le temps et sa rumination tranquille et répétitive ?…
…Ah, non ! C’est l’Éternité qui l’appelle, c’est l’Éternité qu’il lui faut. Tout compte fait, c’est la maison du Père qui sera sa demeure, la bonne couveuse de son adolescence insolemment enfiévrée ! Et puis, un jour, il devra quitter l’appartement familial et il va retrouver les Docteurs qui avaient paru étonnés devant ce gamin prodigieusement précoce. Mais en étaient-ils si contents que cela ? Justement, une telle précocité n’était pas de bon aloi, il y avait là de quoi se méfier ! Comment peut-il afficher autant de sapience, alors qu’à nous autres, il nous aura fallu tant de longues années d’étude et de sérieux ? Et lui, presque primesautier, espiègle, étonnamment libre en tout cas ! Les Docteurs l’ont donc bien repéré, ce p’tit gars, et ils ont déjà commencé à lui en vouloir et à s’en méfier. Alors, quand ils le retrouveront vingt ans plus tard…
Jésus s’est immergé dans la Présence dont rien ne le sépare désormais. Il écoute, il questionne, et il entend souterrainement dans les propos parfois étriqués de ces Docteurs eux-mêmes revêtus de la grandeur de ce lieu sacré, il entend le flux profond de l’Eau vive. Celle-là même que le prophète Ézéchiel aura vue jaillir du côté droit du Temple pour irriguer la terre sèche et stérile, et consoler le désert désolé(1). Et lui-même, quand il y reviendra plus tard, lors de la fête de Soukkot, la fête des Tentes, en annoncera le débordement et l’excès généreux : de mon cœur – de mon ventre – jailliront des fleuves d’eau vive !(2)
Pendant ce temps-là, angoisse des parents, qui grandit au fur et à mesure : trois jours à le chercher, on l’a perdu. Comme, quand il sera mort depuis trois jours, on le recherchera, croyant savoir où il se trouve, là, derrière la grande pierre tombale, et voilà la pierre descellée, trois jours après, il n’est plus là ! Mais où est-il ?…
Trois jours qu’il n’est pas avec nous, qu’il n’est plus avec nous : c’est la Passion de Marie et de Joseph, de Marie surtout. Déjà, en ce lieu, douze ans avant – il venait tout juste de naître -, il lui avait été prédit : une épée transpercera ton cœur… C’est le premier jour de l’épée, il y en aura sept en tout. La dernière, ce sera l’Heure où elle sera debout, pas effondrée, debout devant le Fils ensanglanté :
Stabat mater dolorosa,
Juxta crucem lacrimosa,
Dum pendebat Filius.
Mais elle ne le sait pas encore. Le cri d’une mère : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Pourquoi as-tu gâché la fête avec cette peur que tu nous as infligée ? La réponse : Comment ça se fait ? Vous auriez dû savoir… Ça n’ira pas plus loin ; plus rien ne sera jamais comme avant. Ni elle ni Joseph ne comprennent, mais elle, elle a bien saisi que c’était le moment de la première Heure. Elle garde tout cela en elle, comme elle gardera l’enfant aussi longtemps qu’il le faudra, aussi longtemps qu’il le voudra. Un secret les lie désormais et les sépare tout à la fois, parce qu’ils sont l’un et l’autre dans le Temple qui n’est pas fait de main d’hommes, là où l’on adore en esprit et en vérité.
Rueil-Malmaison, 30 décembre 2018
Saint-Pierre – Saint-Paul
Fête de la Sainte Famille
Notes du copiste :
(1) voir Ez. 47,1-2
(2) voir Jn 7, 37-38