Thomas, super-apôtre – Jean 20,19-31
par Père Marxer
En ce dimanche de la Miséricorde, je vais être à votre égard d’une extrême exigence – ce qui n’a rien de contradictoire, car si je veux être exigeant, c’est parce que j’estime que vous êtes tous, qui que vous soyez, quels que soient vos compétences et votre savoir, quel que soit votre âge, j’estime que vous êtes tous intelligents, et de cette intelligence supérieure, fine et subtile que donne le saint Esprit que chacune, que chacun, vous avez reçu dans votre baptême.
Mon exigence, la voici : c’est de vous défaire de l’un de ces lieux communs, un de ces clichés si partagés qu’il en est devenu un stéréotype, à savoir que l’apôtre Thomas est la figure du doute, et pourquoi pas même de la raison, de la rationalité sceptique, qui ne s’incline que devant des preuves et… des preuves probantes : en clair, voir de ses yeux, toucher de ses mains, du sensible, du concret ! À ce prix, il serait donc avant l’heure un pilier, un parangon de notre mentalité moderne, toujours soupçonneuse, dubitative, sinon incrédule, et ainsi Thomas serait un excellent alibi pour excuser notre défiance, nos perplexités et notre paresse que voilà ainsi exonérées à bon compte !
Or ce portrait-robot ou cette caricature de Thomas le sceptique professionnel ne colle pas du tout avec ce que nous laisse entendre l’évangéliste Jean quand il le cite, en tout et pour tout, sept fois. Et le chiffre sept est le chiffre de la perfection. Ainsi Thomas serait-il donc la perfection du disciple ; et on le voit dans la progression, l’amplification des professions de foi qui petit à petit jalonnent le récit évangélique et approfondissent ce que les uns et les autres reconnaissent en Jésus : bien mieux que Nathanaël (« Tu es le Roi d’Israël »), bien mieux que Simon-Pierre (« Tu es le Saint de Dieu »), et même que Marthe, la sœur de Lazare qui vient de mourir, elle qui confesse – nous l’avons entendu il y a trois semaines, à Béthanie – « Tu es le Christ, le Fils de Dieu, Celui qui vient dans le monde »(1). Oui, bien mieux que Marthe et les autres disciples, quand il confie, quasi ébloui : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Que veut-il donc dire ?
Mais avant tout, – revenons au tout début de son histoire – que cherche-t-il ? qu’attend-il ? À l’évidence, ce que lui ont dit les autres (« Nous avons vu le Seigneur » eh ben, oui, et alors ?…), leur « message » (comme on dit aujourd’hui) ne lui a pas suffi. On lui donne des peanuts ; non, ce qu’il attend, c’est le plat de résistance, du solide, du nourricier, du roboratif !
Alors veut-il tant que ça voir et toucher par lui-même ? Puisqu’il a quelque méfiance vis-à-vis du témoignage que les autres partagent joyeusement, mais qui le laisse un peu en marge ? Non, c’est bien mieux, ce qu’il veut : c’est bien moins de toucher que d’être touché dans sa chair d’homme, sa chair frissonnante d’émotion et de coups de cœur, mais aussi d’exaltation et d’abattement ! Que voulez-vous ? Thomas, c’est un homme sensible, un cœur ardent, émotif, passionné, pas très futé parfois – eh ! quand il dit tout de go à Jésus qui annonce sa mort prochaine : « Nous ne savons même pas où tu vas, alors comment on pourrait savoir le chemin ? »(2) – Alors, les grandes déclarations officielles et qui font autorité, même estampillées par ses camarades, ça le laisse sur sa faim. Ce n’est pas de l’ « info », encore moins de la « com » qu’il désire, c’est une rencontre pour être ainsi pénétré d’Évangile, par l’Évangile, en tout lui-même…
Claire, Cécile et Vincent, que vous soyez là, avec nous qui répétons nos formules gentiment, comme les disciples serinaient : « Nous avons vu le Seigneur… », voilà qui montre que, finalement, Thomas aura fait des émules. Car si vous vous étiez contentés de patrailler, de musarder dans des publications ou des livres, que ce soit papier ou sur écran, même des ouvrages (réputés) excellents comme le Catéchisme des évêques de France que vous avez suivi au long de votre catéchuménat avec beaucoup de componction et de mérite, eh bien, vous n’en seriez pas devenus chrétiens pour autant ! Ce qui aura été déterminant pour vous engager dans le chemin baptismal, ce changement qui commence à s’opérer dans le renouvellement de votre âme qui consent à la présence du Dieu vivant et agissant, ce qui aura été décisif, c’est la rencontre du Christ – je veux dire : c’est le moment (que vous ne pourrez pas forcément avoir repéré et daté dans le temps) où le Christ vous a rencontrés. Mais il me semble que vous l’avez désiré. Mais il en est bien d’autres pour qui cela n’était nullement envisagé ni même attendu. Sans parler de ceux qui ont cherché et cherchent toujours à biaiser, à éviter, à se défausser, à différer en disant : oui, mais quand on aura le temps, quand ça nous intéressera…, mais pour l’instant on a d’autres préoccupations !…
Le Christ ne manque jamais de venir, dans l’ici et le maintenant des vies humaines, et ses moyens et manières d’être présent aux vivants sont aussi divers que multiples. Et c’est pourquoi il nous faut saisir que l’Église, ce n’est rien d’autre que le tissage de ces rencontres qui se font écho et entre elles communient pour ainsi se renforcer et revigorer.
Et l’effet d’une telle rencontre d’autant plus souhaité est très clair : Thomas, touché en son cœur intime, prononce la confession de foi la plus épurée qui soit : « Mon Seigneur et mon Dieu ». Bien sûr, les savants exégètes ont repéré qu’il faisait là du copié-collé d’un psaume – le psaume 117 -, mais à sa sauce à lui, et c’est bien plus personnel qu’il n’y paraît. Ce que veulent dire ces quelques mots, c’est que ce compagnonnage qui aura duré deux-trois ans – le temps où les disciples ont sillonné avec lui la Galilée pour prendre ensuite le chemin de Jérusalem, c’est quasiment le temps d’un catéchuménat – eh bien, ce compagnonnage aboutit à ceci : que Jésus est désormais « mon Seigneur », Celui à qui je remets les clés de mon existence, et j’ajoute en même temps qu’il est « mon Dieu », Celui que la Bible désigne, non comme un concept que les philosophes aiment à bichonner, mais comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu des pères et qui devient pour chacune et pour chacun, pour toi Claire, et toi aussi Cécile, et toi encore Vincent, « mon Dieu », – non que j’en sois propriétaire, mais que je partage avec lui une intimité grandissante ; et je lui donne une exclusivité totale, unique, car, je ne l’oublie pas, les dieux sont foule et légion sur le marché des idoles.
Et Jésus qui aura ainsi touché Thomas et qui aura touché vous les néophytes, comme beaucoup d’entre nous, lance une manière d’avertissement : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ». Voir pour croire, ça, c’était avant la Résurrection : voir Jésus, l’entendre, le palper, dira même Jean dans sa première lettre, c’était l’ouverture à la foi pour celui qui croit, et cela suscitait la joie. À présent, ça, c’est fini, et bien fini. On n’entend plus Jésus, on ne le voit plus, on ne le sent plus (sinon par sacrements interposés, mais ça ne facilite pas forcément la chose). C’est comme si Jésus nous avait remis son ministère de révélation : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». Et nous qui sommes tiens, nous voilà devenir apostoliques. Nous allons respirer ton souffle que tu répands sur nous : « Recevez l’Esprit, le souffle saint » ; et nous répandrons la paix : « La paix soit avec vous ». Nous apaiserons les rancœurs et nous pacifierons les fureurs, nous pardonnerons les péchés et nous maintiendrons les péchés, en vérité nous répandrons la paix !
Rueil-Malmaison, Sainte-Thérèse
8 avril 2018, dimanche « in albis »
Notes du copiste : (1) relire Jn 1,49 ; Jn 6,69 ; Jn 11,27 / (2) relire Jn 14, 5